Pilote d'essai

“Il était un peu-tit navire-euh, il était un peu-tit navire-euh, qui n'avait ja-ja-jamais navigué qui n'avait ja-ja-jamais navigué ohé ohé ! Oh hé, oh hé, mat-euh-lot ! Mat-euh-lot navigue-euh sur les flots !” Ben voyons. Ben. Voyons. Et qui, je vous le demande bien, qui va devoir s'installer dans ledit navire-euh ? Dans ledit peu-tit navire-euh ? Vous avez deviné. Les candidats ne se bousculaient pas, je ne vous le cache pas. Parce que nos braves ingénieurs, l'élite de la nation, le gratin du gratin, avaient beau nous assurer que le machin était sûr, que rien ne pouvait possiblement aller de travers, que seul un crétin superstitieux aurait douté du parfait fonctionnement de leur fichu appareil, les crétins superstitieux s'étaient faits légion, et je m'étais retrouvé volontaire désigné pour prendre ma place glorieuse dans l'Histoire et dans ce cercueil flottant. Flottant...

Sauf que mat-euh-lot navigue-euh sous les flots. Gloire de la France et du siècle nouveau, de la Révolution, de l'empereur et de tout ce qui s'ensuit, le navire submersible Nautilus constitue l'avenir de la guerre navale, l'arme ultime contre les Angliches et leur amiral Nelson — vieux salopard — qui, contrairement à nos bons amiraux français, sont apparemment capables de couler des navires — des vrais, des insubmersibles, en théorie sinon en pratique —, une arme qui apporte la mort d'en bas, là où les canons ne peuvent pas pointer.

Me croirez-vous si je vous dis que je préférerais être ailleurs ? Représentez-vous la scène : un gros œuf à pédales, une hélice à l'arrière, dans lequel le prisonnier — pardon, le pilote — prend place par une trappe ouverte dans la partie supérieure. Trois hublots autour de lui, une lampe éclairant l'intérieur, une autre l'extérieur. De chaque côté, les pompes à ballast pour ingurgiter assez d'eau pour passer en flottabilité négative. Une fois pleins, le cercueil de bois laqué descend cinq mètres sous la surface. Pompez, vous remontez. Un gouvernail pour se diriger, un tube doté de deux miroirs qui peut remonter et montrer le monde au-dessus de la surface et en ramener un peu d'air respirable. Quel réconfort.

Mais, pour en faire une arme ultime, l'engin est, bien entendu, bourré de poudre. Une double porte à l'avant permet de charger des mines collantes et de les mettre à feu ; ensuite, dix minutes pour approcher de la coque d'un navire ennemi, le toucher, s'assurer en poussant un gros piston que la mine est bien accrochée et pédaler en arrière aussi vite que possible. Et là, boum, fin des haricots. Un sale rafiot envoyé par le fond.

Et ils étaient fiers, ces gusses, fiers comme Artaban, je vous assure ! Alors ils m'ont lâché dans la Seine avec une vieille barque à bousiller comme objectif. Ils n'ont pas aimé découvrir que leur machin était à peine capable de tenir deux nœuds avec le courant dans le dos, que son gouvernail ne servait à rien, que leurs ballasts, à peine remplis à moitié, suffisaient à m'entraîner jusqu'au fond — par quinze mètres —, que l'axe de leur hélice n'était pas étanche et faisait rentrer un bon décalitre d'eau par minute dans la cabine, que leur lampe extérieure s'éteignait en deux minutes faute d'air à brûler et, enfin, que leurs mines collantes étaient tellement collantes qu'elles restaient bloquées dans leur tube. Ce qui n'était finalement pas si grave, attendu qu'elles n'explosaient pas non plus.

Je suis donc remonté à la nage, espérant que mon devoir envers la patrie était accompli, mais j'ai bien vite déchanté. Il leur a fallu trois autres essais avant d'enfin admettre que leur infâme jouet ne fonctionnerait jamais, et lorsque ces bons ingénieurs ont finalement eu baissé les bras, j'étais devenu officiellement un véritable pilote d'essai — quoique ce verbiage veuille dire. “Véritable” sonnait bien, même si ça ne signifie rien d'autre pour moi que quatre plongeons au fond de la Seine en plein hiver et une bronchite carabinée. Les dix francs de solde supplémentaires ont également été les bienvenus. Hélas, mon titre ronflant a eu un effet secondaire très-remarquable que je ne cesserai jamais de déplorer de mon vivant, soit au moins jusqu'à après-demain soir.

Parce que maintenant, ces idiots construisent une machine volante révolutionnaire, une sorte de montgolfière dirigeable gonflée à l'hydrogène. Imaginez un gros œuf à pédales, une hélice à l'arrière, un gouvernail... L'arme ultime contre les rafiots de Nelson, qui fait tomber la mort d'en haut — là où les canons ne peuvent pas pointer. La fierté de la nation, le fer de lance de notre belle armée, symbole du progrès, de la cohésion sociale et de tout ce qui s'ensuit. Une machine sûre, à bord de laquelle rien ne peut possiblement aller de travers, dont seul un crétin superstitieux aurait douté du parfait fonctionnement.

Et devinez qui est le volontaire désigné ?