Le tsar de Mars

C'était en prévision de ce jour que les quinze dernières années de toute l'humanité avaient été orchestrées. Il serait malhonnête de ma part d'en prendre tout le crédit ; des centaines de millions d'ingénieurs, physiciens, climatologues et autres biologistes avaient également leur part de mérite dans la plus vaste opération jamais entreprise de l'Histoire. Mais il serait faux de supposer que, sans moi, tout ceci aurait un jour pu exister. On pense souvent que, lorsqu'un homme sort du lot à un instant critique et provoque un tournant brutal dans une chaîne d'événements, le contexte en est seul responsable, et qu'un autre aurait pu prendre sa place avec les mêmes résultats. Un autre que Lénine aurait-il pu renverser le tsar ? Un autre que Gandhi aurait-il pu libérer l'Inde ? Je n'y crois pas et je n'y ai jamais cru. Et, dans l'affaire qui nous occupe, un autre que moi n'aurait pas vu les indices converger à temps et n'aurait pas réussi à donner l'impulsion initiale à un projet de cette envergure.

Ce soir-là, les derniers transporteurs orbitaux allaient évacuer les réfugiés de dernière minute vers les stations spatiales, et la dernière vague de nefs coloniales serait lancée vers Mars. Et, le lendemain matin, le 26 novembre 2042, à 6h21 UTC, la réaction en chaîne qui menait implacablement la Terre à sa perte depuis quinze ans atteindrait son stade final. Le méthane dissous dans les océans s'en échapperait en une effroyable ébullition, recouvrant la planète d'un manteau toxique et multipliant par un million l'effet de serre de son atmosphère. En quelques semaines, toute vie multicellulaire aurait disparu de sa surface. Les neuf milliards d'humains qui n'auraient alors pas été évacués mourraient lentement d'une intoxication par le gaz délétère, incolore et inodore. Mais le dernier dixième de la population serait alors en route vers Mars, qu'ils trouveraient chaude, grouillante de vie et prête à les accueillir.

Je me trouvais alors moi-même sur la planète rouge, qui n'allait plus mériter ce nom très longtemps, en compagnie de la plupart des grands instigateurs de cette colonisation mise sur pied dans une hâte qui confinait à la panique. Nous étions encore peu nombreux ici — l'élite de l'élite, les indispensables, les véritables pères de ce monde nouveau. L'évacuation de la Terre avait commencé six mois plus tôt, de sorte que l'arrivée des premiers colons était supposer coïncider avec le départ des derniers. Ce jour-là, un milliard d'êtres humains se trouvaient dans l'espace. Cette seule pensée me donnait le vertige.

Je vérifiai encore une fois les données des satellites, et l'ordinateur ne changea pas d'un pouce ses estimations. La Santa-Maria, la Pinta et la Santa-Clara, les trois premières nefs coloniales, allaient entrer en orbite dans moins de deux heures. Je me tournai à ma droite vers Karen von Braun, une grande blonde au visage anguleux et au regard de glace. Je lui trouvai les yeux étrangement brillants, comme si elle retenait des larmes. À ma gauche, Pavel Sergueïévitch Korolev, dont la vodka avait tendance à rougir le teint, était blanc comme craie. L'émotion semblait sur le point de prendre le pas sur la détermination initiale des deux ingénieurs qui, avec moi, formaient le triumvirat qui régnait actuellement sur Mars.

— Si vous voulez abandonner, mieux vaut me le dire tout de suite, lançai-je avec une pointe de provocation.

— Est-ce que tu es vraiment incapable de tout sentiment humain ? me répondit Karen d'une voix tremblante.

— Oui. Je pensais que toi aussi. Et même si ce n'était pas le cas, les arguments que nous avons validés il y a cinq ans tiennent toujours.

— On ne va pas abandonner, intervint le Russe avec son accent traînant. On est allé trop loin pour ça. Mais il faut nous laisser un peu de temps.

— Je peux faire la manœuvre tout seul, si ça soulage vos consciences !

Leur indécision m'exaspérait. Certes, le nombre de morts dépasserait de deux ordres de magnitude les pires horreurs qu'avaient pu produire les conquêtes mongoles, les rébellions du Moyen-Âge chinois et les deux guerres mondiales, même réunies. Certes, nous avions tous les trois joué un rôle essentiel dans le processus qui avait permis de choisir les survivants. Que certains eussent jugé opportun de nous crucifier dans tous les médias en parlant d'eugénisme et de nazisme me paraissait aussi stupide que naturel ; notre départ pour Mars nous avait d'ailleurs mis à l'écart de toute la haine que nous vouaient ceux que nous avions indirectement condamnés à une mort atroce. Pourtant, l'objectif qui guidait chacune de nos actions était toujours le même : la survie de l'humanité, et ce à n'importe quel prix.

Karen soupira et me prit la main pour la serrer convulsivement. Elle était littéralement verte de peur.

— On ne peut pas te laisser faire ça, murmura-t-elle. Il faut que nous participions tous, sans quoi nous ne mériterions plus notre place ici.

— C'est bien ce que je pense aussi, confirmai-je très froidement.

Pavel me lança un regard étonné. Il était rare que l'un d'entre nous usât de sarcasme à l'encontre d'un autre ; aucun d'entre nous ne s'était jamais estimé supérieur à ses confrères en aucune manière — et, en particulier, mon rôle plus important dans la colonisation de Mars et l'évacuation de la Terre ne me plaçait pas au-dessus d'eux, tout comme la lumière d'un phare ne place sa lampe au-dessus de ses fondations dans aucune échelle de valeurs sensée.

Je vis la jeune femme se détourner de moi et porter son regard vers la plaine qui s'étendait à l'infini au pied du mont Olympus, où nous avions installé le principal centre de contrôle de la planète — les satellites n'étaient pas encore en place, et nous avions besoin d'un lieu élevé pour que nos émissions radio portassent aussi loin que possible. Deux cent mille hommes et femmes, parmi les plus brillants que l'humanité eût jamais produits, vivaient déjà sur Mars depuis des années ; ce monde était devenu notre monde, à nous, les premiers colons, et envoyer des nefs soi-disant coloniales baptisées comme les navires de Christophe Colomb n'y changerait rien.

Le panorama était splendide. Le sable rouge avait été traité chimiquement avec les fertilisants les plus puissants de l'industrie agricole, et de grands champs de céréales sillonnés de ruisseaux découpaient en grands pavages bariolés le sol de cette planète jadis hostile, apprivoisée par notre main. Encore plus loin, les forêts vierges, résultat du bombardement aléatoire de graines depuis l'espace, avant la colonisation proprement dite, étalaient leurs ombres et se fondaient dans le ciel de cuivre. Jamais paysage terrestre n'avait eu le centième de cette sérénité et de cette tranquille majesté depuis l'apparition de l'homme. À cette vue, Karen parut reprendre courage. Ce qu'elle contemplait, ce qui constituait notre œuvre commune et notre avenir, valait n'importe quel sacrifice.

— Dire qu'une merveille pareille sera née d'un tel crime... murmura-t-elle.

Je revins à ma console sans juger opportun de répondre et entamai la procédure. Les trois nefs étaient à présent presque en orbite ; je n'avais que le temps de déployer tous les instruments nécessaires à leur accueil avant qu'il ne fût trop tard. Je sentis alors, comme par un sixième sens, le poids des deux regards sur ma nuque.

— Vous allez réellement me lâcher à la dernière seconde, n'est-ce pas ? dis-je tranquillement en éloignant ma main droite du terminal et en l'abaissant vers ma ceinture.

— Il est trop tard pour les discussions philosophiques, répondit Pavel. Lève-toi. Nous ne pouvons pas te laisser faire ça.

— Vraiment ? Il y a une heure encore, vous étiez exactement de mon avis !

— Deux d'entre nous ont encore un cœur.

— Et vous avez choisi un moment bien mal à propos pour vous en apercevoir !

Le modèle du triumvirat manque cruellement de stabilité. Il peut fonctionner un moment, lorsque des crises ont besoin d'être résolues et que tous s'accordent sur les moyens — mais, tôt ou tard, l'un de ses membres acquiert davantage d'autorité, et les deux autres se liguent contre lui. C'était précisément en prévision de cette circonstance que, depuis quelques semaines, je ne me déplaçais plus sans une arme au côté.

Je me levai, dégainai mon revolver et abattis le Russe d'une seule balle en pleine poitrine. Par le cœur il m'avait trahi, par le cœur il devait périr ! Karen fit un pas en arrière, horrifiée, et j'actionnai le verrouillage d'urgence de la porte. Je n'avais pas l'intention de lui faire de mal si elle ne m'y forçait pas, bien qu'elle fût tout aussi coupable que notre défunt confrère, mais je ne pouvais pas la laisser courir à travers toute la colonie en me traitant de meurtrier.

Je revins vite à ma manœuvre. Tout devait être en place avant la mise en orbite, et le calibrage des instruments était délicat. Seul, j'aurais besoin de chaque minute qu'il me restait pour activer le dispositif grâce auquel l'humanité aurait enfin une véritable chance de salut et une occasion d'accomplir son extraordinaire destinée. Au fond des immenses couloirs creusés sous la plus haute montagne de Mars, l'hydrogène se changea en plasma au cœur du réacteur, et les lasers destinés à activer la fusion nucléaire commencèrent leur procédure de coordination.

— Tu es fou, me lança la jeune femme d'une voix sans timbre. Complètement fou. Je sais que nous avons eu cette idée ensemble, mais le simple fait que tu réussisses à l'assumer de cette manière, sans même une émotion...

— Karen, nous avons déjà eu cette discussion un nombre incalculable de fois ! soupira-je. Il a fallu un siècle, sur Terre, pour que la population grimpe d'un à dix milliards. Si l'on suit le plan de colonisation, cette planète sera indistinguible de la Terre avant même notre mort !

— Peut-être que c'est pour le mieux...

Je demeurai un moment interloqué. Comment une idée pareille avait-elle pu lui venir ? Le remords et la culpabilité la rongeaient-ils donc au point de l'empêcher de suivre un raisonnement cohérent ? J'avais presque de la peine pour elle.

— Je ne tolérerai pas moins que l'élite de l'élite sur ma planète, répondis-je simplement. Pas de masses grouillantes et sans but, pas d'inutiles et d'inadaptés. Sauver un dixième de l'humanité ? Allons donc ! Il n'y a pas même un millième de ces singes habillés qui mérite le salut ! Non, Karen, ceux qui ont le droit de demeurer ici, ceux qui porteront le futur de notre espèce, ceux-là sont déjà sur Mars. Tout ce qui vient de la Terre à présent n'est plus que parasite, et leur présence ici ne pourra nous mener qu'à la même Apocalypse à laquelle nous avons réchappé de justesse. Nous avons pris la bonne décision. C'est notre futur que nous sauvons en ce moment !

Et, sous nos pieds, la fusion nucléaire se déclencha, générant une puissante impulsion électromagnétique qui, se propageant à travers les guides métalliques pointés vers le ciel, monta à la vitesse de la lumière à la rencontre des trois nefs coloniales qui fonçaient encore droit vers notre monde et se préparaient à corriger leur cap pour se placer en orbite. En un instant, tous les circuits à bord furent grillés, sans aucune exception, par l'incroyable déferlante d'énergie. Ingouvernables, les vaisseaux des envahisseurs terriens allaient entrer droit dans l'atmosphère et se consumer avant même d'avoir touché le sol ; plus rien ne pourrait les sauver.

Je sentis une paix profonde s'emparer de moi, mêlée d'une vague de fierté. J'avais sauvé l'humanité, moi et moi seul. Les autres nefs qui arriveraient après celles-ci subiraient invariablement le même sort, jusqu'à ce que le milliard d'intrus envoyés à la conquête de notre monde soit réduit à néant. L'espèce se perpétuerait ici, sur Mars, parmi les véritables génies de notre époque, qui sauraient l'aiguiller vers un futur radieux. Incapable de me contrôler, je pris Karen dans mes bras, la serrai contre moi, l'embrassai, la fis danser à travers tout le centre de contrôle...

— C'est vraiment notre monde, maintenant ! clamai-je avec passion. À toi et à moi ! Nous y régnerons ensemble, unis à jamais ! Karen, ma reine !

Elle recula d'un pas, et ses yeux pleins d'horreur s'agrandirent tandis qu'elle tombait à genoux, les mains crispées sur sa poitrine, le visage changé en un épouvantable masque de douleur. Un instant plus tard, elle gisait, morte, à mes pieds. Comme Pavel avant elle, son cœur l'avait forcée à me trahir, et il avait cessé de battre. Durant un instant, je ressentis son absence presque comme une douleur physique, pénétrante, puis le sentiment de malaise m'abandonna, et je laissai là son cadavre pour retourner à la grande baie vitrée.

Je levai les yeux vers le ciel orangé où trois longues traînées de feu venaient d'apparaître tandis que trois équipages d'envahisseurs se consumaient dans leurs cercueils d'acier cyclopéens. Bientôt, elles disparurent à l'horizon, ne laissant qu'une fine traînée de fumée derrière elles. Quelque part, une alarme aiguë sonna. Je savais ce qu'elle signifiait ; je l'avais programmée moi-même. Nous étions le 26 novembre 2042, et il était 6h21, temps universel. Quelque part, à cent soixante millions de kilomètres de là, les océans commençaient à bouillir.

J'abaissai mon regard sur les immenses plaines martiennes. Ici, c'était l'aube ; le soleil se levait derrière les canyons et enluminait de reflets d'or et d'argent les champs de blé et les canaux. Un monde agonisait, un autre naissait à peine, un monde où les esprits supérieurs pourraient développer une humanité nouvelle sans répéter les erreurs de leur passé. Mon monde. Le triumvirat décimé n'existait plus ; il n'y avait plus que moi, moi et moi seul pour guider l'Homme nouveau que j'avais créé, moi qui avais réussi là où Lénine et Mao avaient échoué — moi, moi le tsar de Mars !